« Si, bergers du troupeau,
nous nous en constituons les loups;
si, gardiens de la
maison,
nous nous faisons les voleurs qui la brisent et la
pillent… »
Dumarsais Estimé, 1950
Le 5 mai dernier, c’était l’émoi dans la capitale haïtienne. Dans une
spectaculaire intervention à la pelle mécanique, le juge de paix de Delmas fait
casser les murs d’un voisin pour entrer sur la propriété des Benoit aux Palmes,
dans la commune de Pétion-Ville, et donne l’entrée des lieux à un groupe armé
prétendant agir au nom de la justice et des héritiers Laurenceau. Les images du
propriétaire baignant dans son sang, ligoté et gisant dans la poussière font le
buzz sur les réseaux sociaux. Que devient la citoyenneté quand les juges se
comportent comme des bandits ?
La violence de l’action a choqué et a suscité des questions : de
quelle protection bénéficient les agresseurs pour arriver d’abord à produire
une décision de justice et ensuite déployer une telle brutalité dans la mise en
œuvre de cette décision ? On avait vu cette violence fleurir dans
l’Artibonite au temps où les terres de la vallée avaient un prix élevé grâce à la
production de riz, on avait vu des individus armés se déployer dans la commune
de Tabarre en août 2016, poussant le ministre de la Justice de l’époque à
suspendre l’exécution des jugements touchant aux questions foncières. Mais on
ne connaissait pas encore cette brutalité de l’appareil judiciaire. Pas à
Port-au-Prince en tous cas. Mais que se
passe-t-il donc dans la région métropolitaine ?
Les antécédents récents
La spoliation est un
délit créé par le décret du 30 septembre 1983. Le problème était, l’époque,
déjà suffisamment important pour susciter la promulgation d’un texte
législatif, même si la définition de la spoliation donnée dans le texte est
ambiguë. Il s’est amplifié jusqu’à prendre ces dernières années une envergure
qui apparait aujourd’hui comme ingérable et menaçant les libertés et les droits
des citoyens. Les spoliations se font le plus souvent à bas bruit et je ne
parle ici que des cas qui ont été rapporté par la presse ou les associations
des droits de l’homme. Autrement dit, la partie émergée de l’iceberg. Tant
d’humbles citoyens qui n’ont pas une grande surface sociale sont tous les jours
victimes de cette forme d’insécurité foncière.
En avril 2006, suite à
une succession de spoliations violentes, une rencontre se tient au commissariat
de Pétion-Ville entre le directeur général de la PNH, le directeur
départemental de l’Ouest, l’inspecteur général en chef de la PNH, le
commissaire du gouvernement de la juridiction de Port-au-Prince. L’objet de
cette rencontre fait suite à de nombreux scandales et dénonciations : ce
sont des policiers qui sont le fer de lance des opérations de spoliation. Il en
sortira une mise en garde du chef de la police à ses subordonnés. S’il y a eu
des mesures disciplinaires, elles ne furent pas rendues publiques.
En février 2007, la
presse dénonce l’action de l’ancien colonel Arné, sur l’habitation Cazeau au
lieu-dit Petit Rocher, pour spolier principalement des propriétaires à
l’étranger. Habitation et lieu-dit sont dans une sorte de no man’s land entre
les communes de Kenscoff et de Pétion-Ville du fait de l’indéfinition légale
des limites entre les deux communes.
En 2013, un
propriétaire absent, résidant en France, dénonce l’action d’un ancien délégué
du Nord, ancien directeur général du ministère de l’Intérieur et mari de la
sénatrice Youseline Augustin Bell, qui occupe illégalement sa propriété en
plein cœur du Cap-Haïtien. Malgré plusieurs actions en justice dont il est
sorti vainqueur, Castel Jean n’arrivait pas à entrer en possession de son bien,
héritage de son père.
En 2016, une vague
spectaculaire de tentatives de spoliation se déploie dans la commune de
Tabarre. Les victimes sont connues, ayant été parmi les premiers à lancer un
certain type de développement urbain dans cette zone : deux entreprises, SunAuto
et BoJeux. Des groupes armés, policiers et voyous mêlés entrent sur les
propriétés, se livrent à des destructions, partent en fermant les barrières,
gardant ainsi les employés prisonniers à l’intérieur. Les murs sont tagués
« jugement exécuté ». Des résidences sont aussi ciblées, notamment la
propriété des héritiers Benoit en cours de lotissement. Les Benoit, ainsi
qu’ils en ont témoigné dans une lettre ouverte publiée au Nouvelliste le 26
décembre 2016, sont en butte à des difficultés depuis le 9 août 2014. L’un des sénateurs de l’Ouest, ancien
commissaire du gouvernement, Jean Rénel Sénatus, dénonce un chargé de mission
du palais national, Jean Luxama Mérisier qui, de mèche avec une quinzaine de
policiers de l’Unité de Sécurité du palais national, au service de certains
parlementaires, notamment du sénateur Willot Joseph. Le palais national
s’empresse d’annoncer que le dit chargé de mission n’y travaille plus. Le ministre
de la Justice demande de suspendre temporairement l’exécution d’un certain nombre
de jugements prononcés par défaut sur plusieurs biens fonciers. Le sénateur
Sénatus parle de « mafia de la terre » où se retrouveraient officiels
du gouvernement, parlementaires, parquets et police. La situation est maitrisée
et les propriétaires restent en possession.
La réponse au problème surprend. Le 12 juillet
2017 un arrêté présidentiel crée la Brigade d'Intervention Contre
l'Insécurité Foncière (BRICIF). La brigade est constituée du Commissaire du gouvernement
ou d’un substitut (on suppose de la juridiction de Port-au-Prince), d’’un juge
de paix de la juridiction de conflit (qui ne siège donc pas en permanence), de
policiers issus d’unités spécialisées de la Police haïtienne (le porte-parole
de la police annonce une vingtaine au départ mais le directeur du cabinet du
ministre de la Justice précise que “la brigade est appelée à se dilater”),
de deux avocats non militants. Elle est placée sous l’autorité du ministre de
la Justice et de la Sécurité publique. Les juridictions de Port-au-Prince et de
la Croix des Bouquets sont annoncées prioritaires.
Le 27 avril 2018, une intervention de
la BRICIF à Mare Mirande, dans la commune de Thiotte, dans le Sud-Est, défraie
la chronique. Jacotin Bleck, connu sous le nom de Jacques Bleck, affirme depuis
plusieurs années être détenteur d’un titre de propriété colonial ou presque
pour 317 carreaux dans la localité qui porte son nom, localité qui serait à
cheval sur trois communes, Thiotte, Grand Gosier et Anse à Pitres. Détenteur
d’une décision de justice du tribunal de première instance de Jacmel, il a
essayé sans succès en 2012 de prendre possession de ces terres. On est en
présence d’un cas classique de conflit où un individu retrouve dans ses tiroirs
un manman pyès et, sans se soucier des transactions intervenues entre le
moment où le titre a été produit (parfois un siècle ou plus) et le moment où il
agit, sans être en mesure de les localiser de façon même approximative, essaie
de prendre possession d’une propriété, et suscite la colère des possesseurs et
des voisins, personne ne sachant où commencent et où finissent les prétentions
de celui qui réclame. Jacques Bleck introduit son dossier à la BRICIF et arrive
à mobiliser quinze agents de police, deux arpenteurs, deux véhicules de police,
qui se retrouvent pris en embuscade entre deux barricades dressées sur la
route. Des coups de feu sont tirés, un adolescent est blessé et treize agents
de police doivent prendre refuge au commissariat de Thiotte tandis que deux
autres se réfugient d’abord à Marigot puis à Grand Gosier, après avoir été
désarmés par la population (6 mitrailleuses Galil, 3 fusils de 12, 9 pistolets
Taurus, des gilets pare-balle, des uniformes de police, etc.). On peut voir sur
tous les réseaux sociaux l’image de ces policiers désarmés par une population
sans armes, se replier sous les quolibets et aussi flamber les deux véhicules.
Dans un premier temps le secrétaire d’Etat Ronsard Saint Cyr sort une note pour
condamner « énergiquement cet acte inqualifiable [de la
population]» et réaffirme « sa détermination à combattre l'insécurité
foncière sous toutes ses formes » et salue « le comportement
professionnel et exemplaire des policiers pour leur conduite face à des menaces
et des jets de pierre dont ils en ont été l'objet ». Le ministre de la
Justice, le chef de la police, le directeur départemental de la police, tous
affirmeront ne pas avoir été mis au courant, ni avoir ordonné l’opération. Il
est vrai que l’arrêté de création du BRICIF n’établissait pas de procédure de
saisine. Deux jours plus tard, Luno Cazeau, inspecteur de police assurant la
coordination de la BRICIF, est arrêté. Le secrétaire d’Etat à la Sécurité
publique déclare qu’une demande a été produite à l’inspection générale de la
PNH pour qu’elle mette l’inspecteur à la disposition de la Justice et que Bleck
allait être également déféré par devant les tribunaux à Jacmel. On n’entendra
plus parler de la BRICIF.
L’affaire Benoit
La date la plus ancienne que l’on retrouve dans les papiers de famille est
1859. Il s’agit d’une adjudication dont le bénéficiaire est probablement Dumai
Lespinasse, connu pour son opposition radicale au président Boyer, et qui
semble s’être constitué un patrimoine foncier important dans la plaine du Cul
de Sac, notamment les habitations Soissons et Moquet, dans la section rurale de
Bellevue-Charbonnières, commune de Port-au-Prince. Ce sont apparemment deux de
ses héritières qui, en 1892 et 1893, vendent à Démosthène Lespinasse, député du
peuple résidant à la Croix des Bouquets. On peut faire l’hypothèse d’un
cohéritier rachetant à ses cohéritiers. Démosthènes Lespinasse a été député de
1890 à 1902, membres de quatre législatures, de la 19e à la 22e.
La succession de Démosthènes Lespinasse est partagée le 16 septembre 1913.
Clémence Lespinasse, veuve Léon Benoit, fait partie des héritiers. L’habitation
Soissons-Moquet fait partie de la masse successorale à partager. La gestion de
l’indivision étant particulièrement difficile en Haïti et un premier partage
n’entrainant pas nécessairement la sortie de l’indivision, on voit intervenir
le 19 février 1953 un jugement du tribunal civil de Port-au-Prince ordonnant un
nouveau partage entre les héritiers.
Le document le plus édifiant est certainement le procès-verbal d’arpentage
dressé par l’arpenteur Justin Bouzon le 17 février 1896. Justin Bouzon
(1850-1928) est une référence. Il a produit un nombre important de cartes
pendant le 19e siècle, cartes de Port-au-Prince, de
Pétion-Ville ; c’est un professionnel de haut niveau qui a également
publié des essais sur l’administration et l’histoire. Il établit les faits suivants :
-
Soissons
et Moquet sont deux habitations différentes, contiguës, dont les droits sont
acquis par Démosthènes Lespinasse ;
-
Il
s’agit d’un ensemble de 301 carreaux d’un seul tenant sur la section de
Bellevue Charbonnières, dont une partie en « corail » (178 carreaux)
et une partie arrosable (123 carreaux) ;
-
La
propriété est limitée à l’est par la rivière Grise, au nord-ouest par
l’habitation Maguet ou V. Louis Gilles, la veuve Dorisca Louis et Tapage, à
l’Ouest par les habitations Frères et Caradeux, ainsi que par les héritiers
Simon et les héritiers Désir, au Sud-Est par le chemin qui va de Pétion-Ville à
la Croix des Bouquets, et également par Laurenville Laurenceau et Victor
Fils-Aimé au lieu-dit Boyoco ;
-
On
voit bien sur le plan les trois petites parcelles de Laurenville Laurenceau,
Victor Fils-Aimé et des héritiers de la dame Désir, coincées entre l’habitation
Frères et l’habitation Soissons ;
-
Les
voisins cités qui accompagnent l’arpenteur sur les lisières qui les concernent
sont Saint-Martin Boisrond-Canal, fils du président Boisrond-Canal et copropriétaire
de l’habitation Frères, Victor Rémy, Pierre Exumé Lainé et… Lorenvil
Laurenceau.
On peut donc comprendre d’où vient cette réclamation musclée depuis 2014
des héritiers Laurenvil Laurenceau. Comme on l’a vu dans de nombreux conflits,
notamment dans l’Artibonite avec le conflit Attié/Bricourt. Une fois son
capital foncier vendu ou morcelé au-delà de toute subdivision possible, on
essaie de s’approprier une propriété voisine qui a pu garder une certaine
taille, une certaine valeur foncière. Et en l’absence de cadastre ou
d’expertise foncière qualifiée, on crée un conflit à partir d’une proximité
malheureuse. Et la chose devient d’autant plus pressante qu’on a vendu à des
acheteurs naïfs ou complices, pressés de prendre possession.
Faire l’histoire de la propriété Benoit, c’est remonter le cours de
l’histoire d’Haïti. Une époque où le pays ne comptait pas un million
d’habitants et où l’on ne connaissait pas la pression foncière qui va monter
progressivement avec la pression démographique, en l’absence de toute politique
nationale pour freiner le morcellement et l’installation du minifundium.
Il y a concordance aussi parfaite que possible dans l’état des choses en
Haïti entre les documents légaux et la possession effective de la propriété.
Pourquoi ?
Il y a certes les appétits des uns et des autres. Mais il faut dépasser les
situations particulières, dépasser la dimension émotionnelle créée par la
violence du conflit, pour comprendre les causes systémiques de ces conflits
fonciers qui atteignent aujourd’hui une dimension qui met en péril la cohésion
sociale. Le pénal cache les dysfonctionnements du civil, or le civil est au
cœur du problème.
Le premier point est sans doute l’écart qui existe entre le Code civil et
les pratiques. Le droit de propriété y est affirmé et défini. Les formes
d’accès à la propriété sont décrites. Il dit notamment que la prescription en
est un. Pour parler un langage profane, lorsqu’un propriétaire ne peut établir
son droit de propriété parce qu’il ne peut produire son titre de propriétaire
pour une raison ou une autre (détruit par un cyclone, un incendie), il peut
faire valoir le fait qu’il est en possession paisible depuis dix ans ou plus.
Il ne devrait donc pas y avoir de problème pour les Benoit qui sont en
possession depuis 1892 et 1893 ! Ce qui serait la façon la plus facile de
sortir du conflit, même quand il existe une abondance d’actes à l’appui de
leurs droits de propriété. Les pratiques du système judiciaire haïtien font
qu’ils utilisent rarement cette disposition du code, consacrant ainsi des
usages de l’époque coloniale où le titre a prééminence sur la possession. Nous
ne savons pas quels ont été les documents à l’appui de la réclamation
Laurenceau et cela importe peu en regard du droit. La possession effective des
lieux, plus que centenaire, aurait dû jouer en faveur des Benoit. La
prescription acquisitive qui pourrait permettre de mettre fin à ce genre de
conflits ne joue jamais et on enchaine sur des dizaines d’années des conflits
épuisants et de plus en plus dangereux.
Le deuxième point de droit qui fait souvent conflit, c’est la vente des
« droits et prétentions » sur une terre en indivision. L’indivision
ne peut en principe être dissoute qu’à l’unanimité des indivisaires mais dans
la pratique des ventes sont opérées sur une propriété en indivision, par l’un
ou l’autre des indivisaires, le plus souvent sans identification formelle de la
part ainsi cédée. Ceci amène des contestations sur plusieurs générations et des
frustrations lourdes de violence quand un partage formel intervient.
Enfin, malgré une interdiction formelle du décret du 26 février 1975
réglementant la profession d’arpenteur de délivrer d’autorisation d’arpentage
sur la base de titres de propriété portant don national ou remontant à 80 ans
ne peut être utilisé, le système judiciaire haïtien continue à opérer à partir
de tels documents. Il y a une « tropicalisation » du code civil qui
est présent dans beaucoup d’autres conflits.
En l’absence de cadastre, les arpenteurs et les notaires doivent, depuis le
19e siècle, établir l’origine des droits sur les biens. Ce qui se
fait tant bien que mal à partir des archives privées de ces professionnels
délégataires de puissance publique et à partir des archives de la Conservation
foncière à la DGI. Sauf à s’inscrire en faux contre toutes les écritures
publiques depuis l’indépendance, et à créer une crise majeure dans la société,
on doit s’appuyer sur ces archives pour gérer les conflits fonciers.
En l’absence de cadastre, les procès-verbaux d’arpentage deviennent un
élément essentiel de l’identification d’un bien. Or, les outils dont dispose
l’arpenteur haïtien sont obsolètes et, s’ils ont permis de localiser un bien de
façon consensuelle quand le morcellement n’était pas trop prononcé, la
diminution constante de la superficie des parcelles rend l’opération difficile
aujourd’hui. En d’autres termes, on peut avoir la forme (pas toujours, vu le
niveau technique de beaucoup d’arpenteurs), la dimension des côtés, la
superficie (lorsque la forme n’est pas trop tarabiscotée) mais on n’a pas une
position géographique unique, ce qui permet à un voisin mal intentionné de
réclamer une parcelle qui ne lui appartient pas. Ce qui est très précisément le
cas des Benoit, si l’on se réfère au relevé de 1896. Depuis que l’école
d’arpenteur a fermé, depuis que la profession ne se transmet plus au sein de la
famille, on a vu le niveau professionnel baisser dans la profession qui
s’exerce sans contrôle réel depuis de nombreuses années.
En l’absence de cadastre et du fait de l’émiettement du foncier causé par
le partage égalitaire, on a perdu les références toponymiques qui permettaient
aux arpenteurs de se retrouver sur le terrain. Le morne l’Hôpital connait
aujourd’hui de nombreux conflit autour de cette question. Le cas de
l’habitation Fourmy et des héritiers Denis est exemplaire. Au-delà des limites
des propriétés elles-mêmes, il est indispensable d’insérer les parcelles dans
une grille toponymique formée par les anciennes habitations coloniales. Limites
des lieux-dits, limites administratives sont indispensables pour repérer sur le
terrain la position la plus précise possible des propriétés.
En l’absence de cadastre, et donc de limites administratives établies,
légales, les professionnels et les juges peuvent opérer en dehors de leur
juridiction supposée, en toute impunité. C’est au moins le cas du juge Ricot
Vrignaud.
Aujourd’hui, seul le GPS peut donner la position, les dimensions et la
taille précises d’un terrain et la traduction cartographique de ces relevés pour
lever l’équivoque en ce qui concerne l’identification des parcelles.
L’identification des droits sur ces parcelles et l’identification des
détenteurs de ces droits peuvent faire l’objet d’une enquête publique, où
l’Etat s’engage avec les professionnels du foncier : c’est ce qu’on
appelle un cadastre. Un cadastre est un outil qui se situe en amont des
conflits fonciers, qui permet d’établir un état des lieux à un moment donné
sur une base juridique, géographique et consensuelle.
Aujourd’hui, on est pris sous le feu des conflits qui se succèdent sans
jamais avoir de résolution judiciaire définitive. Le pénal l’a emporté sur le
civil. On est dans un schéma bien connu dans le monde rural. Une contestation
de droit de propriété commence avec des actes de vandalisme : coupe de
bois, destruction de récoltes, abattage du bétail du possesseur du terrain.
Cette première étape permet de porter l’affaire devant le juge de paix qui a
juridiction sur les questions de possession, ce qu’on désigne dans le jargon
juridique le possessoire. La transposition en ville de ce schéma rural
prend la forme de destruction de murs de clôture, de barrières. Or, ces actions
auprès du juge de paix pour troubles de possession cachent en fait une
contestation du droit de propriété – qui se juge en tribunal civil, qui a
juridiction sur les questions de propriété, le pétitoire des hommes du
droit. Bloqués dans le règlement des problèmes qui relèvent du droit pénal,
justiciables et autorités judiciaires ne peuvent arriver au cœur de la question
qui est le droit de propriété lui-même. Jusqu’à ce que ceux qui défendent leurs
droits se découragent et baissent les bras.
Aujourd’hui, on sait que pour qu’il y ait spoliation il faut :
-
un
vieux papier ou une famille appauvrie par les circonstances,
-
une
vente à des autorités politiques,
-
la
mobilisation d’avocats, de juges de paix, de commissaires ou substitut de
commissaire du gouvernement, de juges de première instance peu scrupuleux,
-
la
complicité d’arpenteurs et de notaires commissionnés ou non pour les
juridictions concernées,
-
la
complicité active d’éléments de la police et d’hommes de main d’origine diverse
mais souvent liés à ces autorités politiques,
-
des engins
de travaux publics appartenant à l’Etat ou à des particuliers.
Tels sont les mécanismes et moyens de mise en œuvre qui permettent de
perpétuer les spoliations.
D’autres sources
d’insécurité foncière existent, notamment les envahissements, propriété privée
ou domaine de l’Etat, qui se produisent à chaque changement politique de
quelque importance, ou les déclarations d’utilité publique mal conçues, mal
gérées et source non négligeable de corruption dans l’appareil d’Etat. Et aussi
la légèreté avec laquelle l’Etat gère son domaine, privé et public, changeant
d’attributaire, de fermier, au gré des opportunités, sans tenir compte du fait
qu’il n’y a guère de terres de l’Etat sans usager. Mais ce n’est pas le propos
aujourd’hui.
L’urbanisation
Prenons maintenant la question des spoliations sous un autre angle.
Port-au-Prince a explosé depuis trente ans. La commune de Port-au-Prince a
été démembrée pour créer les communes de Delmas, Carrefour, Cité Soleil,
Tabarre et Gressier, la commune de Pétion-Ville a été amputée pour créer la
commune de Kenscoff. Il s’agit d’un conglomérat urbain sans discontinuité qui
comptait 2 618 894 habitants en 2015 nous dit l’IHSI. Il faudrait y ajouter
Croix-des-Bouquets (un quart de million d’habitants), qui s’est rajouté à la
région métropolitaine stricto sensu. Et Canaan (300 000 habitants estimés), à
cheval sur trois communes. L’emprise urbaine est passée de 45 à plus de 100 km2
en 2015 et les densités explosent : 24 000 habitants au km2 à
Bas Peu de Chose, soit la densité de Calcutta ou de Paris.
La population dans ces communes vient certes de l’accroissement naturel de
la population de ces communes mais aussi, surtout, d’un apport constant de
personnes arrivant de province et en quête de logement. Cette urbanisation
compulsive et désordonnée renvoie certes à la crise du monde agricole, ruiné
par la libéralisation des importations agricoles et l’émiettement du foncier,
mais aussi à une demande de ville mondiale. Les populations sont partout en
quête de services et d’opportunités qui sont plus faciles à trouver en milieu
urbain. En Haïti, deux phénomènes – croissance démographique et urbanisation -
se sont produits dans le même temps, à un moment où les institutions
atteignaient un niveau de dysfonctionnement sans précédent.
De fait, Port-au-Prince s’étale en laissant derrière elle des terrains non
bâtis (les « dents creuses » des urbanistes), des logements non
habités – phénomène qui s’est accentué après le tremblement de terre de 2010.
Les constructions se font, au mieux, avec un étage, aucun dispositif n’existant
pour permettre la densification en hauteur. Sans politique urbaine, sans
incitatif à créer du locatif, les nouveaux arrivants partent à la conquête,
légale ou non, d’un espace en propriété pour ne pas être en location. Le marché
foncier est sans contrôle, sans transparence, et le prix de la terre urbaine
est un sujet d’étonnement pour les spécialistes : il y a des poches
urbaines où le mètre carré coûte plus cher qu’à Manhattan ! De ce fait et
du fait aussi de l’immigration des classes moyennes qui s’est intensifiée au
cours des dernières décennies, on se retrouve avec une capitale où, dans
certains quartiers, plus de la moitié des propriétaires sont à l’étranger,
particulièrement aux Etats-Unis. Si on se dit que l’urbanisme c’est d’abord une
concertation entre l’Etat et les propriétaires et ensuite des règlements
consensuels, on peut se dire que les interlocuteurs sont largement absents.
La ville est donc prise d’assaut. Le nouvel arrivant prend ce qu’il
peut : fonds de ravine, pentes escarpées, lais et relais de la mer,
envahissement des propriétés de l’Etat ou des terres privées en conflit ou aux
propriétaires absents, spoliation des propriétés privées. Le foncier n’existe
que par son utilisation. Au-delà des questions de propriété, nous devons
apporter des réponses à la façon d’habiter la région métropolitaine. Le
tremblement de terre de 2010 a posé la question à la société haïtienne. Il est
temps d’y apporter des réponses.
Ce qu’il faut faire aujourd’hui
S’il y a un domaine, parmi tant d’autres, où l’absence de politique
publique rend pénible la vie des citoyens c’est bien dans celui de la
propriété. Les textes en vigueur remontent à trente ou quarante ans, les
nombreuses institutions concernées sont en dysfonctionnement, ayant perdu de
vue leur raison d’être. A voir comment les particuliers et les autorités
réagissent au coup par coup sans arriver à apporter des solutions à chacun des
cas litigieux et sans pouvoir éviter des bavures de l’importance des événements
chez les Benoit au début de ce mois, il est évident qu’il n’y aura pas de
solution individuelle à chaque fois qu’un nouveau problème se présentera. On ne
peut faire un marché de détail d’un marché de gros. Il faut une approche
globale qui ramène la sécurité des esprits dans l’exercice du droit fondamental
qu’est la propriété. Le message fort est qu’il faut agir sur l’ensemble des
facteurs d’insécurité foncière et sortir de la logique que ce problème doit se
régler au niveau du judiciaire. Il y a un ensemble de choses à faire et ces
choses sont à notre portée. Il faut un peu de volonté politique et beaucoup de
travail pour mettre en place un nouveau cadre d’exercice du droit de propriété
en Haïti.
D’abord dans le domaine de la règlementation et de la loi.
1.
Promulguer
sous forme de décrets les nouveaux textes soumis à la 50e
législature et restés dans ses tiroirs, pour moderniser et mieux encadrer les
métiers d’arpenteur et de notaire, rendre le cadastre efficace et efficient,
gérer la publicité foncière, déjudiciariser les questions foncières en amont
des conflits.
2.
Actualiser
la loi sur la spoliation de 1983 qui doit avoir une définition opérationnelle
et passer du statut de délit au statut de crime. Ce crime serait passible
d’emprisonnement (entre 10 et 20 ans suivant la gravité du cas) et les amendes
conséquentes (entre 250 000 et un million de gourdes). Les autorités
législatives, judiciaires et policières complices des actes de spoliation doivent
être rayées à vie de toute fonction publique ou élective.
3.
Faire
un décret complémentaire au décret du 22 août 1995 sur l’organisation
judiciaire. Les juges de paix, auxiliaires des commissaires du gouvernement, ne
peuvent en aucune façon être assimilés à des juges et relever du CSPJ. Et créer
une chambre foncière au niveau de chaque tribunal de première instance qui sera
seule à avoir compétence à la fois sur le possessoire (la possession) et le
pétitoire (la propriété) mobilisant l’expertise foncière des arpenteurs et des
notaires. Il faut, d’une part, en finir avec la dissociation du règlement des
litige entre deux niveaux différents de justice, et, d’autre part, faire
arrêter de faire passer la forme (le pénal) avant le fond (le civil), le pénal
tenant le civil en état.
4.
Pour
éviter les empiètements de juridiction des différentes autorités dans un cas
donné, les arrêtés de délimitation des communes de la région métropolitaine,
négociées par le Comité Interministériel d’Aménagement du Territoire (CIAT)
avec les maires élus de chacune des entités de cette région, devraient être
promulguées dans les meilleurs délais.
5.
Prendre
un arrêté de mise en cadastre des communes de la région métropolitaine et de la
commune de Croix-des-Bouquets et rechercher un financement international pour
la réalisation de ce cadastre.
Une partie du travail du CIAT au cours des cinq dernières années a été de
mettre au point une méthode pour réaliser un cadastre simplifié, le Plan
Foncier de Base, qui a été testé dans les communes de Chantal, Camp-Perrin,
Sainte-Suzanne, Bahon et Grande Rivière du Nord, et dans les quartiers de
Baillergeau, Bas Peu de Chose, Turgeau et dans le centre ancien de la ville de
Port-au-Prince. Contrairement aux affirmations des bonnes âmes, soutenu par une
équipe de communication proche des citoyens, le cadastre est une opération qui
rencontre l’adhésion des populations qui n’hésitent pas à fournir les
informations nécessaires à sa réalisation. Le cadastre peut régler une fois
pour toutes un certain nombre de problèmes. D’abord, l’imprécision dans les limites
administratives, dans la toponymie. Ensuite entrer dans la modernité avec le
GPS et la cartographie notamment qui permettent de donner à chaque parcelle une
position géographique unique et un dossier consultable dans chaque commune.
Certes le cadastre n’est pas suffisant (les mesures ci-dessus et ci-dessous
doivent marcher de pair avec lui), le cadastre prendra du temps (il faut
prévoir au moins dix ans pour faire sérieusement la région métropolitaine) mais
il peut créer un moment de mise à plat des droits des uns et des autres et
assainir durablement la question foncière. Il faudra aussi effectuer la même
démarche pour toutes les villes en expansion, particulièrement le Cap, Gonaïves
et les Cayes, et tant d’autres.
Aujourd’hui tous les instruments existent pour la réalisation d’un tel cadastre :
une photographie aérienne de haute qualité pour tout le territoire, un réseau
d’antennes pour les GPS qui couvre également tout le territoire, un lot
important d’équipements GPS et ordinateurs et scanners, un personnel formé, des
interlocuteurs pour l’Etat (les associations de notaires et d’arpenteurs),
une méthodologie patiemment élaborée à partir du travail concret sur six
petites communes majoritairement rurales. Il faut juste le déclic politique
pour mettre la machine en marche. L’Etat haïtien a dépensé des millions de
dollars pour avoir ces outils dont il ne se sert pas aujourd’hui.
Il faut anticiper les conflits, changer les règles du jeu. Produire
l’information foncière (le cadastre simplifié), la rendre accessible au grand
public (une Conservation revenant sur sa mission de base et qui ne soit pas un
simple outil fiscal), s’assurer que les notaires et les arpenteurs sont
accompagnés dans les changements de méthode de travail et disposent des outils
nécessaires pour faire la discipline de leurs professions. Ce faisant, il ne
faut pas oublier un pan important de la réforme judiciaire qui permette enfin
de gérer vraiment les conflits fonciers.
On ne peut plus repousser la mise en place de l’indispensable cadre
d’urbanisation pour la région métropolitaine. Les institutions doivent
accompagner et réglementer cette demande de ville qui s’exprime aujourd’hui
dans la plus totale anarchie, on le voit aussi bien dans les conflits fonciers,
que dans l’absence de services de base et la transformation de la violence
urbaine en gangs organisés. La ville haïtienne ne peut plus gérer l’afflux de
population. Les réponses sont connues : définir les périmètres urbanisés, faire
bouger le marché foncier, interdire la construction en rez-de-chaussée, fixer
des tailles minimales de parcelles pour permettre la densification en hauteur, investissements
importants dans l’espace public (voies et réseaux, marchés, espaces verts,
littoral, etc.), crédit pour le financement pour la production de bâtis pour la
location, imposition des terrains non bâtis et des bâtis inoccupés au cœur de
la ville, remembrement urbain amiable. Répressif et incitatif. Tous les pays
développés le savent : la ville est un espace contraignant si on veut que
la vie y soit bonne pour tous.
Il ne faut surtout pas croire qu’en faisant quelques réformettes, ou en
s’attelant à certaines mesures et pas à d’autres on arrivera à créer la
sécurité foncière. Les structures foncières sont systémiques ; leur
réforme doit l’être aussi. L’Etat ne pourra pas jouer les pompiers à chaque
fois qu’un conflit émergera. D’autant plus qu’il y a des pyromanes parmi les
pompiers.
Michèle Oriol, 20 mai 2020
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