Au lendemain de la chute du duvalièrisme (1986), l’installation de la démocratie en Haïti se fait dans le chaos. De l’espoir d’un peuple miséreux (Haïti reste le pays le plus pauvre du continent américain), à l’exaspération des foules (violences, grèves générales etc.), en passant par les crises politiques (coups d’Etat), et les interventions internationales sporadiques (1993 ou 2004), le pays ne parvient pas à achever sa transition démocratique. ------------------
Dans ce contexte de crise, Jean-Bertrand Aristide, élu deux fois chef de l’Etat au suffrage universel direct (1990, 2000) a suscité l’espoir populaire. Aussi bien dans ses campagnes électorales où il se présente comme « homme du petit peuple », « homme du bon sens », « en rupture avec la classe politique », que dans l’exercice du pouvoir qu’il met en œuvre (autoritarisme, essor des milices populaires appelées ici « Organisations Populaires », ou « Chimères », corruption via le trafic de drogue international, propagande etc.), il revêt toutes les apparences du leader populiste. N’hésitant pas jusqu’aux derniers jours de l’exercice de son pouvoir (2004) à se présenter comme unique solution à la crise que subit le peuple haïtien, il reste à définir la nature du système politique qui a gouverné Haïti en ce début de vingt-et-unième siècle. ----------------------------------------------------------------------------------
L’arrivée de Jean-Bertrand Aristide sur la scène politique (1982-86) -
La crise d’une dictature --------------------------------------------------------------------
Quand en 1986 Jean-Claude Duvalier quitte le pouvoir, Haïti connaît une crise économique sans précédent qui n’a cessé de se renforcer depuis le second choc pétrolier (1979). Dès 1970, le pays est considéré par les Nations unies comme l’un des 25 plus pauvres de la planète, et certainement celui le plus en difficulté à l’intérieur du continent américain. Le programme d’industrialisation du pays développé par Baby doc. en réaction à cette situation, est un échec. Ni le programme industriel, ni la volonté de créer un tourisme de luxe, ne parviennent à sortir le pays de l’ornière. La corruption du régime, la répression permanente exercée par les miliciens macoutes, bloquent progressivement les investissements extérieurs. Le choc pétrolier fragilise un pays aux abois : les premiers flux de boat people quittent Haïti vers les côtes de Floride, où les départements français de la Caraïbe. En 1986, quand Jean-Claude Duvalier quitte le pouvoir, le pays est soumis à une urbanisation croissante (Port-au-Prince a gagné en dix ans un million d’habitants, et en compte alors environ 1,7 M pour 6,5 M dans le pays), et à une paupérisation des masses. Après 10 semaines de grèves et de manifestations, sous la pression américaine, Duvalier laisse le pouvoir aux militaires, chargés discrètement par Washington d’assumer la transition vers la démocratie. -------------------------------------------------------------------
Les « Ti-legliz » au cœur de la contestation.---------------------------------------------
La chute de Jean-Claude Duvalier n’est cependant pas le seul fait de la misère économique et sociale qu’il a engendrée. Un mouvement de contestation populaire s’est structuré dans le pays, tout particulièrement à l’intérieur de l’Eglise catholique. Inspirés par les théories de la « théologie de la libération », omniprésentes à partir des années 1970 dans l’ensemble du bassin latino-américain, des prêtres, dans les communautés de base, les paroisses urbaines surtout, s’opposent au discours de leur hiérarchie, très proche du régime. Ces hommes, que l’on appelle familièrement en créole, les Ti-legliz (« les petits de l’Eglise »), véhiculent un discours de « libération » des masses, basé sur l’expression d’un droit et d’une justice démocratiques. Ils s’opposent au régime de Duvalier dans une semi-clandestinité, même si les activités de ces groupes sont soumises à la terreur des milices. La visite du Pape Jean-Paul II en 1984 vient légitimer ce mouvement contestataire, qui apparaît alors comme le cœur de l’opposition à la dictature.---------------------------------------------------------------------------------------
Un prêtre charismatique dans sa paroisse.-----------------------------------------------
A l’intérieur de ce mouvement, un homme prend dans l’agglomération de Port-au-Prince une place importante dans les dernières années du régime, le prêtre de la paroisse Saint-Jean Bosco, Jean-Bertrand Aristide. Né en 1953, fils de paysans, il entre au séminaire en 1966 où il fait des études brillantes, qui l’amènent à aller en Israël pour y étudier la bible, puis en République Dominicaine pour y effectuer son noviciat. Ordonné prêtre en 1982 à Port-au-Prince dans un bidonville, il y tient des propos ouvertement hostiles au régime. Il est alors envoyé par sa hiérarchie au Canada (Montréal), pour poursuivre des recherches théologiques. Il y découvre la « théologie de la libération » dont il souhaite appliquer les principes en Haïti. De retour en 1985, il rejoint alors sa paroisse de Saint-Jean Bosco et participe pleinement au mouvement des Ti-legliz. Son charisme, l’utilisation qu’il fait du créole dans ses sermons, en font un des opposants les plus virulents. En quelques mois, il obtient une couverture médiatique importante et s’autoproclame « le porte-voix des sans voix ». Homme venu de la misère paysanne, il s’identifie pleinement à ceux qu’il défend, parlant leur langage et défendant leurs revendications. Malgré plusieurs tentatives d’assassinats, il évite dans les dernières semaines de la dictature les agressions macoutes et symbolise l’émergence du peuple dans la vie politique du pays. -----------------------------------------------------------------------------------------------------------
Aristide I : le temps de l’espoir (1986-94) -
La marche au pouvoir (1986-90)----------------------------------------------------------
Le régime tombé, malgré un vif conflit avec sa hiérarchie, Jean-Bertrand Aristide bénéficie d’une conjonction de phénomènes pour se hisser au sommet de l’Etat. La transition menée par les militaires entre 1986 et 1990, appuyée par les Américains, se déroule dans de très mauvaises conditions politiques. Mal préparée, l’élection d’une assemblée constituante, le 19 octobre 1986, n’attire que 5% des électeurs. Les tenants de la démocratie dénoncent une parodie de scrutin. La Constitution, approuvée par référendum le 29 mars de l’année suivante par 99,81% des citoyens qui se sont déplacés, est votée sans débat, sous fond d’une terreur politique permanente. Les élections présidentielles du 29 novembre 1987 sont annulées par le Général Namphy qui les repousse de deux mois. Le 17 janvier 1988, deux ans après le départ de Duvalier, l’historien Leslie Manigat est élu président, par 15% du corps électoral. Les observateurs des Nations unies et de l’OEA émettent alors des « réserves » sur le déroulement du scrutin. Six mois plus tard, le 20 juillet 1988, un coup d’Etat militaire met fin à cette première expérience démocratique. La terreur est immédiatement de retour. Dans ce contexte, la reprise économique est impossible malgré l’afflux massif de l’aide internationale et des ONG qui viennent au secours des masses. Le PIB poursuit sa dégringolade.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Dans les quartiers populaires, le mouvement des Ti-legliz se transforme progressivement. Les prêtres et les communautés qui les entourent créent des associations laïques, visant à structurer l’action dans les quartiers les plus démunis. Ces groupes sont alors baptisés « Organisations Populaires » (OP). Très diverses dans leurs compositions, elles ont une double vocation, sociale et politique. Sociale, car elles cherchent à relayer l’aide « humanitaire » et à instaurer des programmes éducatifs. Politique, parce qu’elles poursuivent le combat pour la démocratisation du régime et demandent à ce que les masses puissent se faire entendre. Elles agissent alors par plusieurs modes d’action : les manifestations populaires, les graffitis etc. Elles subissent alors la répression du secteur militaire et suscitent la méfiance des groupes intellectuels venus de l’exil.
Dans ce mouvement, Jean-Bertrand Aristide se positionne logiquement aux côtés des OP. Il crée même une fondation, « la famni se lavi » (« la famille c’est la vie »), qu’il transforme en organisme politique, « l’Organisation populaire Famni Lavalas ». Devenu porte-parole de l’opposition populaire, chouchouté par les médias audiovisuels étrangers, il est même victime d’une agression par les néo-macoutes du Général Namphy dans sa paroisse, le 11 septembre 1988, alors qu’il est en train de dire la messe. S’il en réchappe miraculeusement, onze de ses paroissiens meurent dans l’Eglise. Jean-Bertrand Aristide prend une nouvelle dimension et devient le symbole des martyres du régime. -----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
L’élection du leader des pauvres (1990)--------------------------------------------------
En 1990, la restauration du processus démocratique sous la pression internationale (nouvelle élection présidentielle) place alors Jean-Bertrand Aristide au centre du débat politique. Soutenu par une large coalition des forces de gauche et du centre, il est élu contre la candidat pro américain Marc Bazin, avec 67,4% des voix, dès le premier tour. Pour la première fois la participation, bien que contestée, dépasse les 60%. Quant aux Duvaliéristes de Lafontant, ils ne peuvent se présenter à l’élection, et leur tentative de coup d’Etat entre la proclamation des suffrages et l’investiture d’Aristide, est un fiasco. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Si Aristide l’emporte si largement, il le doit au contexte devenu exécrable et à sa campagne électorale. Il parle, en créole, avec des mots et des slogans simples. Agé de seulement 37 ans au moment de la campagne électorale, il parcourt le pays, et se fait orateur infatigable, convaincant. Sans laisser supposer des miracles, il propose de passer de « la misère indigne à la pauvreté digne », désireux de rendre au peuple le pouvoir. Aux médias internationaux, il parle de « démocratie sociale », de « théologie de la libération ». On le présente en osmose avec le petit peuple, certainement à juste titre. Il promet à tous « la justice », dans un sens double : à la fois l’égalité sociale et un programme en direction des plus faibles, mais aussi la fin de l’impunité pour les anciens tortionnaires, duvaliéristes ou militaires (dès son arrivée il révoque d’ailleurs l’Etat-major). Il promet aussi la « transparence » : une gestion démocratique du pays, la fin de la corruption, la liberté de parole. Enfin, il parachève son triptyque par le mot « participation », en appelant à tous ceux qui le soutiennent, promettant une démocratie réelle. Il est indéniable que la clef de l’accession au pouvoir d’Aristide est l’appui populaire massif dont il a bénéficié en 1990. Celui-ci s’est construit rapidement, en moins de 10 ans. La radicalité de son discours contre la dictature, puis contre les gouvernements militaires, la simplicité de ses propos vis-à-vis du peuple, la sincérité perçue de son discours par les masses ainsi qu’un contexte très favorable, l’ont conduit à prendre la direction du pays. Il apparaît alors aux yeux de tous comme l’ultime espoir.-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
L’impossible exercice du pouvoir----------------------------------------------------------
L’expérience ne durera pourtant que 7 mois. Le 30 septembre 1991, le Général Cédras renverse le président investi le 7 février précédent. Jean-Bertrand Aristide prend le chemin de l’exil vers le Venezuela, son gouvernement se réfugie à l’Ambassade de France. L’expérience a tourné court, et le leader n’a pas eu le temps d’appliquer son programme.
Mais en avait-il réellement un ? Ce qui est évident est qu’à partir de décembre 1990, l’élection du prêtre n’est guère appréciée par tous. La bourgeoisie haïtienne, compromise avec le régime duvaliériste, largement détentrice du pouvoir économique, ne voit guère d’un bon œil l’arrivée d’un homme qui a inclus notamment dans son programme une vaste réforme agraire dans la région la plus riche de l’Artibonite. Ces propriétaires terriens ne souhaitent guère depuis leurs somptueuses villas sur les collines de Petionville voir le projet aboutir. Moins encore, même si ce programme est flou, les entrepreneurs haïtiens n’envisagent guère la mise en œuvre d’un système de protection sociale que Duvalier avait toujours refusé, à leur demande. Ces libéraux n’acceptent guère le discours social d’Aristide et se montrent réservés, malgré les aides extérieures, sur des idées inspirées par la théologie de la libération. Peu apprécié, Aristide l’est aussi par la hiérarchie de l’Eglise catholique, qui combat le mouvement des Ti-legliz depuis son développement. L’Archevêque de Port-au-Prince, Mgr Ligondé, quitte brutalement le pays au moment de l’échec avorté du coup d’Etat macoute d’Oscar Lafontant en janvier 1990. Le plus haut-dignitaire de l’Eglise haïtienne est accusé de participer au complot. Enfin l’armée, vit mal l’épuration brutale qui suit l’arrivée au pouvoir du nouveau président. Elle se montre dans l’expectative, même si le nouveau chef d’Etat-major, le Général Cédras, a garanti un jeu électoral permettant d’éviter les fraudes massives et s’il est resté loyal au moment du coup d’Etat avorté des macoutes. La haute-fonction publique est dans une situation équivalente : magistrats, chefs de la police, agents des ministères, eux aussi impliqués dans les affres des régimes précédents, se montrent forts prudents. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Sur qui Aristide peut-il donc compter en 1990 ? Il dispose d’importants soutiens, à l’intérieur comme à l’extérieur. Globalement, la communauté internationale voit d’un œil sympathique le nouveau Président, même si les Etats-Unis sont peu à même d’accepter son discours social. Mais la pression médiatique ne peut laisser de marbre les gouvernements des pays du Nord. Une aide internationale massive est donc promise au pays, la France triple le montant de son aide. En même temps, des ONG affluent en Haïti, pour aider le petit prêtre des bidonvilles, notamment les ONG protestantes américaines. Enfin, la diaspora signe son réel retour au pays par des injections financières plus nombreuses. A l’intérieur, les soutiens sont de deux natures. Les intellectuels, bien que méfiants, croient dans un premier temps qu’Aristide parviendra à canaliser les masses par son charisme, empêchant ainsi tout retour des militaires. Ils soutiennent donc Aristide. Les masses populaires enfin, notamment les jeunes des quartiers les plus pauvres, font du personnage un « héros national », on le compare aux libérateurs du pays, on en fait « l’ultime chance » d’Haïti. Les murs de la capitale sont investis des slogans « viv titid ! ».
Au pouvoir, Aristide et son équipe sont en réalité pris de cour. En quelques semaines, il faut multiplier les réformes, symboliques, mais aussi les plus profondes, afin de ne pas décevoir une opinion en attente. Or, le processus constitutionnel bloque le chef de l’Etat. Le parlement lui est souvent hostile, notamment le Sénat, qui multiplie les procédures législatives afin de retarder le train des réformes. Aristide et son gouvernement ne disposent en réalité d’aucune majorité politique instituée dans les représentations légales. De plus, le parti Lavalas est à cette époque, jeune, mal structuré. Il n’a été en réalité dans les mois qui précèdent l’élection qu’une « machine de campagne », sans perspective ultérieure. Malgré l’euphorie de la victoire présidentielle, il n’agit pas directement sur les élus. Le Président est bien seul. La réforme militaire et les procès engagés contre les anciens macoutes dans le but de répondre à la promesse de « justice », sont placés par Aristide au cœur de la vie publique. Là encore, l’impression de lenteur s’impose pourtant.----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Sentant son pouvoir fragile, alors que les rumeurs de coups d’Etat circulent, Aristide fait alors le choix de s’appuyer sur les masses populaires pour conserver son autorité. Les OP s’arment et vont remplir les tâches de justice que les magistrats ne veulent pas remplir. Les trois mois de l’Eté 1991 sont des mois « rouges », où les règlements de compte se multiplient. Les principaux bailleurs de fond pour la reconstruction du pays deviennent frileux. Le pouvoir est menacé, il tombe brutalement le 30 septembre 1991. Le coup d’Etat militaire sera très sanglant. Un seul pays reconnaît le jour même le pouvoir du Général Cédras, le Vatican.
Il paraît très difficile d’analyser ce que furent réellement ces 7 mois de présidence. Aristide n’a eu que trop peu de temps pour gouverner son pays, bloqué par des procédures constitutionnelles complexes. Ficelé par une majorité parlementaire qui lui était globalement hostile, sa marge de manœuvre était trop étroite dans une conjoncture où, pour répondre à l’espoir qu’il avait suscité, il fallait agir vite. C’est ici que l’on mesure l’inexpérience de l’homme et de son entourage, qui n’ont pas su, à ce moment là, rechercher les compromis, notamment avec les bailleurs de fond internationaux, et plus encore avec la bourgeoisie haïtienne. Bien au contraire, Aristide a eu le réflexe du chef charismatique en se tournant directement vers ceux qui le suivaient aveuglément dans les OP. Il cherche le lien direct avec le peuple et en appelle à lui pour aller au delà des blocages imposés par les structures intermédiaires (notamment le pouvoir judiciaire). Il entame alors une dérive « populiste » s’auto proclamant seul détenteur d’un pouvoir « juste ». ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Le temps de la frustration : d’Aristide II à la traversée du désert (1991-2000) --
De l’exil au retour éclair (1991-94) -------------------------------------------------------
L’exil fut un crève-cœur pour Aristide et son équipe qui assistent impuissants depuis les Etats-Unis, à l’agonie de leur pays. Car en effet, les années Cédras sont les pires qu’à certainement connu le pays depuis le début de la transition. Les Nations unies imposent un embargo économique. La diaspora stoppe ses injections financières. Le pouvoir en place ne fonctionne qu’avec l’appui des mécanismes de la corruption. Le pays plonge dans la crise et dans une misère insoupçonnée. Le chaos est révélé par l’abandon des infrastructures publiques. Les populations, rurales comme urbaines, privées de toute source d’énergie, utilisent massivement le charbon de bois. La déforestation, déjà jugée lourde, s’accélère brutalement, le désastre devient écologique. Enfin, alors que le pays connaît une croissance démographique encore forte, la population de plus de 7 M d’habitants s’urbanise dangereusement, Port-au-Prince, avec ses 2 M d’habitants est une cité tentaculaire, ou les bidonvilles grossissent.
Dans cette conjoncture morose, Aristide vit en exil, au Canada puis aux Etats-Unis, où il publie des ouvrages tant sur la « théologie de la libération », que sur sa propre vie. Malgré ses appels à la communauté internationale, Aristide doit se plier aux exigences des Etats-Unis, et devra demander une intervention militaire aux Nations unies derrière le parapluie américain. L’opération « restaurer la démocratie » entraîne l’exil de Cédras aux Etats-Unis le 19 septembre 1994, et le retour du président officiel quelques jours plus tard. Bien qu’accueilli en triomphe par la foule, Aristide est frustré par ce retour. Non seulement il doit composer avec la présence sur le sol de son pays de 20 000 Gi’s qui contrôlent son action, mais en plus il doit accepter de considérer son mandat actif pendant la période de l’exil et l’organisation d’un nouveau scrutin présidentiel pour le mois de décembre 1995, auquel la constitution lui interdit de se représenter. De là découle une profonde frustration chez cet homme. La petite année où il reprend les commandes du pays se font sous le contrôle international. Il ne peut faire procéder au jugement, ni des macoutes, ni des militaires qui l’ont renversés, protégés par Washington. Il ne peut plus en appeler aux OP et aux jeunes des bidonvilles, contrôlés par l’armée américaine, qui n’hésite pas à faire parler la poudre. Son programme économique ne peut être relancé : le FMI menace de bloquer ses aides s’il poursuit la réforme agraire. Enfin, les ONG envahissent le pays, se substituant aux tentatives d’utilisation des OP comme instrument du développement local. Exil et frustration sont bien les maîtres mots de cette époque, pour un homme qui a abandonné la robe et se retranche dans un soutien à son premier ministre René Préval, élu en 1995 et au pouvoir à partir de février 1996. ----------------------------------------------------------------
L’attente, ou la marche au pouvoir II (1995-2000) -------------------------------------
Cinq ans… de patience, mais aussi cinq ans pour préparer son retour. Telles furent les années 1995-2000 pour Jean-Bertrand Aristide. Le retour au pouvoir est pour lui devenu une obsession. Or, l’exil ne lui a pas été profitable. Ses opposants sont toujours nombreux. Et bien de ses amis commencent à douter de lui. L’extrême gauche marxiste ne lui pardonne pas ses compromissions avec les Américains. Les intellectuels ont une lecture devenue critique de son attitude au pouvoir en 1991. Enfin, l’expérience Préval, malgré les difficultés multiples, n’est pas si négative que cela pour les élites, même si le peuple accumule les frustrations, d’une relance qui tarde à se dessiner. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Que fait Jean-Bertrand Aristide pendant ces cinq ans ? Il est à la tête d’une fondation humanitaire, qui finance des ONG haïtiennes (en réalité des OP) présentes dans les bidonvilles de Port-au-Prince. Il dirige son parti, qui connaît une crise interne importante. Son autorité est alors contestée par une minorité, principalement des intellectuels, qui dénoncent ses discours démagogiques contre les parlementaires et contre la présence des Nations unies. Une scission intervient. En même temps, Aristide se marie, et accumule une fortune personnelle inattendue. Il se réfugie dans une somptueuse demeure, à proximité de l’aéroport et des bidonvilles. L’origine de sa fortune est mystérieuse, mais il est, dès cette époque, accusé sur les premiers sites de l’Internet, de participer au trafic de stupéfiants. En même temps, alors que le programme des Nations unies de « sécurisation du pays » est un vaste échec, il s’entoure d’OP armées, qui prennent le nom de « chimères ». Ces hommes, très jeunes parfois, lui sont complètement dévoués. Ils sont dirigés par d’anciens des mouvements populaires des années 1986-90. Il crée donc un véritable système, un pouvoir parallèle. Ces organes qui l’entourent entretiennent alors une propagande autour de lui, via des médias acquis à sa cause (notamment le quotidien Haïti progrès), ou encore les graffitis et manifestations de rues. Ces dernières peuvent être des moments paroxystiques, notamment par le biais des émeutes qu’elles provoquent. L’objectif est alors de montrer le lien fort qui l’unit au peuple des bidonvilles. Il fait systématiquement renaître ce lien ancien qui a fait sa force dix ans plus tôt. Les slogans demandent le retour d’Aristide (« Titid ou la mo’ »). Il se construit l’image du « sauveur » qui correspond pleinement avec son passé religieux. Il ne lui reste plus qu’à préparer sa réélection. ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
L’élection : la démocratie bafouée
La stratégie d’Aristide n’est pas immédiatement claire, même si chacun sait qu’il souhaite reprendre le pouvoir. Pour autant, dès 1998, des signaux inquiétants paraissent au grand jour. Pour des raisons financières, René Préval, alors toujours proche d’Aristide, ajourne les élections législatives. Celles-ci sont systématiquement repoussées, le pouvoir arguant de l’instabilité croissante. Après moultes tergiversations, celles-ci ont lieu au printemps 2000, donnant à Aristide une majorité totale (21 des 27 sièges). Le Parti Lavalas est placé au centre de toutes les polémiques, accusé des fraudes les plus grotesques et les plus tragiques, notamment l’assassinat du principal opposant à Aristide, le journaliste Jean Dominique (mai 2000). L’OEA condamne d’ailleurs le scrutin, présenté par son représentant en Haïti comme une « parodie de démocratie ». Six mois plus tard, l’élection présidentielle, boycottée par les partis de l’opposition ne vaut pas mieux. Aristide est élu avec 93% des voix dans un climat de terreur orchestré par les chimères. Seulement 6% des Haïtiens sont allés voter…. ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Aristide III : un populiste au pouvoir (2001-2004) ---
L’encadrement de la société ---------------------------------------------------------------
La « présidence – dictature » d’Aristide qui se met en place en 2001 est en fait la concrétisation d’un processus en œuvre depuis le milieu des années 1980, et qui s’est réellement érigé en système depuis 1995. La clef de voûte du système Aristide est la création d’un réseau de clientélisme dans les quartiers populaires au travers des « OP ». Ces réseaux ont pour objectif l’encadrement de l’opinion publique dans les bidonvilles, où l’ancien prêtre jouit d’une indiscutable popularité. Les OP ont une double activité : la propagande en créole auprès des populations les plus démunies ; et l’organisation de mouvements de protestation (manifestations de rues), en faveur du parti Lavalas. Il s’agit, via les OP, de maintenir le lien entre le leader charismatique et le peuple, un encadrement de la société civile par le canal associatif.
Le second support du système est la création d’un système paramilitaire de « milices » armées, extrêmement efficaces, chargées de maintenir la terreur contre les opposants et d’éviter les débordements populaires. Ce sont les « chimères ». Ils se font les instruments de la terreur menée par le pouvoir contre les opposants. Ce fonctionnement de milices est d’ailleurs mal contrôlé, dans la mesure où ces groupes vivent aussi du petit gangstérisme ou du trafic de drogue, en marge de la légalité. Les liens avec le pouvoir sont complexes, et le soutien souvent négocié. -----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Le troisième élément du système Aristide est l’organisation partisane, Lavalas. Très largement voué au culte du chef, le Parti est l’instrument de la domination politique du régime. Son idéologie est mouvante, et se limite au programme de son leader, au gré des circonstances électorales. Lors de l’élection présidentielle, il bâtit un programme économique ultra libéral, aux antithèses de celui de 1990. Utilisant tous les moyens lors des campagnes électorales, il s’impose dans la vie politique, trustant l’ensemble des responsabilités. Mais là encore, le Parti est loin d’être uni. De nombreuses démissions gouvernementales interviennent en 2003.
Corruption et populisme comme base du pouvoir ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Fort de cet encadrement de la société, le Président Aristide s’est rapidement converti à la tentation du « président – dictateur ». Au sommet de l’Etat, il contrôle la belle machinerie qu’il a lui-même créée, contribuant à nourrir sa fortune personnelle. La corruption devient le principal mode de fonctionnement du pouvoir. Selon, les Nations unies, Haïti est l’un des trois pays au monde les plus corrompus. Personne ne s’étonnera de trouver dans la résidence du Président sortant, des milliers de dollars en petites coupures, rongés par l’humidité et inutilisables… Le trafic international de la drogue est au cœur de ce système…, si l’on en croit les récentes accusations venues des Etats-Unis et largement relayées sur de nombreux sites Internet.
Parallèlement, et afin de maintenir sa popularité, Aristide abuse de discours démagogiques. Il ravive ainsi les antagonismes « socio-raciaux », opposant les bourgeoisies mulâtres et le petit peuple des bidonvilles, dont il rappelle les origines noires africaines. De même, son programme de « restitution des dédommagements de l’indépendance et de réparation pour l’esclavage demandées à la France » est un pur symbole de l’hypocrisie politique. Il réclame 21 milliards de dollars, pour chaque milliard correspond un nouveau programme en 21 points qui était sensé permettre le redressement du pays dans les 10 ans à venir… Pour Laennec Hurbon, Aristide lance une « bataille imaginaire » : la France, par souvenir de la colonisation est désignée comme une « entité maléfique qui serait responsable du manque d’eau etc. ». La démagogie fonctionne à plein. Enfin, dernier exemple de cette volonté de flatter le peuple, son admiration pour le vaudou. En proclamant le vaudou religion officielle, il cherche à s’attirer la sympathie des masses. Le régime vit du clientélisme, de la corruption, et des violences quotidiennes. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Un populisme imparfait ? ------------------------------------------------------------------
Pour autant, le populisme d’Aristide est imparfait. L’opposition, bien que très divisée et privée de tout leader charismatique, a su se regrouper dans une « Convergence démocratique », dont le but est rapidement devenue la lutte pour le maintien des principes de la Démocratie libérale. Elle s’est renforcée, notamment par l’organisation de grands cortèges de protestation, et par des mouvements de grève générale. La répression menée par les chimères a facilité cette renaissance, alors qu’elle était jugée inexistante en 2000. En même temps, la contestation s’est largement développée parmi les milieux intellectuels, notamment dans l’Université. Enfin, ce sont les milieux économiques qui ont aussi progressivement abandonné le chef de l’Etat, ne croyant guère au virage néo-libéral officiellement proclamé. L’opposition a certes été très fortement combattue, mais elle a continué à s’exprimer. -----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
En même temps le contrôle de la liberté d’opinion ne fut que partiel. Certes, l’électricité ne fonctionne que 3 ou 4H00 par jour dans la capitale, mais à l’heure d’Internet, les informations circulent et l’opposition a pu exprimer sa critique contre le régime. Elle s’est même fédérée autour d’une « Plate-forme démocratique » connue de tous. Le pouvoir d’Aristide reposait enfin sur des bases fragiles. La corruption du pouvoir s’appuyait d’abord sur le trafic de la drogue. Haïti est devenue une plaque tournante pour l’expédition de la cocaïne colombienne vers les Etats-Unis (15% de la drogue consommée aux Etats-Unis transiterait par Haïti selon l’Observatoire mondial des drogues). Les grands barons des cartels colombiens furent les principaux bailleurs de fond d’Aristide. Un tel pouvoir est trop fragile pour durer dans la mesure où il repose sur des trafics mafieux à l’échelle internationale. Cette faiblesse transparaît aussi d’un point de vue purement haïtien. Les gangs, bras armés du parti Lavalas vivaient aussi de petits trafics illicites et se montraient entre eux antagonistes. Dès lors, si le Président Aristide a pu jouer sur les divisions pour jouer les arbitres, il devenait évident que certains chefs de chimères devenaient encombrants pour le pouvoir. Aristide n’a pu maîtriser ses bases paramilitaires, qui l’ont renversées. La police, bien qu’elle aussi corrompue, ne peut s’y opposer. Le pouvoir s’écroule. ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
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Comment peut-on donc qualifier le populisme d’Aristide ? Il s’est constitué lentement dans le contexte d’une transition démocratique haïtienne incertaine, sur fond de dégradation économique accélérée. Aristide est un leader populiste moderne, typique des Pays les Moins Avancés (PMA). Il paraît aujourd’hui difficile de le comparer à un Chavez ou un Lula (sont-ils populistes ?), dans la mesure ou Haïti, à la différence de ces géants voisins d’Amérique du Sud est loin d’être un « pays émergent ». Il paraît en outre difficile de le comparer aux populismes des années 1930-60 : un Vargas au Brésil, ou un Péron en Argentine, jouaient sur des soutiens, certes populaires, mais utilisaient aussi les pouvoirs institués, syndicats, militaires etc. Le péronisme pourrait être le modèle le plus proche, tant la corruption est ici opérante. Pour autant, le populisme d’Aristide est fort différent. On ne trouve guère de système comparable qu’en Afrique, notamment en Côte d’Ivoire ou le système Bagbo contient des analogies (corruption, milices de jeunes fanatisés, diabolisation des Etats occidentaux, exhortation du peuple par le leader charismatique…). Globalement, si Aristide a utilisé les méthodes habituelles du leader populiste (encadrement de la société par la terreur, les médias, le parti, la fraude électorale, la corruption), il s’est trouvé aussi affaibli par les limites de ses soutiens (milices armées incontrôlables, rôle incertain des mafias de la drogue, division interne à son parti, faiblesse de la police haïtienne, isolement international). Dans ce contexte, malgré la terreur imposée aux intellectuels et à l’opposition, il n’a pas su empêcher la montée en puissance des mécontentements. Le peuple, manipulé, a dès les années 2000-2002, abandonné celui qu’il a adulé, disqualifiant alors le populisme aristidien, en dictature propre, de type néo-duvaliériste, si l’on s’en réfère à la culture politique haïtienne. Né des bidonvilles de Port-au-Prince, il est bien un populisme né de la « misère » d’un peuple en attente d’espoir. Porté par les masses au pouvoir, Aristide n’a pas su répondre à leur attente. Il s’est alors mis dans la peau d’un leader populiste sans imagination, confondant fortune personnelle et bien public. Il a échoué dans tous les domaines, sombrant dans une démagogie et un discours sans prise sur l’opinion. Son arrivée au pouvoir, tant espérée, n’a jamais été relayée par une pratique du pouvoir à la hauteur de ses discours. Le régime d’Aristide ne fut qu’un populisme de misère, indigne, pour un peuple digne toujours en quête de démocratie. ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Annexes --------------------------------------------------------------------------------------
Tableau de bord d’Haïti en 2004
Population (2004)
Env. 8,3 M. d’Habitants
PIB/hab. (2002)
PIB/hab. (2003)
469 $ US
440 $ US
Taux de chômage officiel
60% des actifs env.
Espérance de vie (2000)
Espérance de vie (2004)
54 ans
52 ans
Population ayant accès à l’eau
49,63 %
Analphabétisme
56% de la population ---------------------------------------------------------------------------
Sites Internet consultés. -------------------------------------------------------------------
Outres les sources écrites citées en notes, nous renvoyons aux sites Internet suivants :
- Presse : www.lactualité.com ; www.lemonde.fr ; www.haitiglobe.com ; www.haiti-info.com ; www.haitionline.com; www.haitienmarche.com; www.haitipressnetwork.com
- Sites d’organismes officiels : www.un.org (Nations unies) www.oashaiti.org , (site de l’OEA) www.worldbank.org (Banque mondiale).
Bibliographie sommaire. -------------------------------------------------------------------
Baron, Amélie, « La crise de la démocratie en Haïti sous le second mandat de Jean-Bertrand Aristide (2000-2004) », mémoire de master 1 d’histoire, Université de Nantes, juin 2005 (sous la direction de Laurent Jalabert)
Barthélémy, Gérard, Créoles Bossales : conflits en Haïti, Cayenne, Ibis Rouge, 2000.
Corten, André, Misère, politique et religion en Haïti, Paris, Karthala, 2001.
Dumas, Pierre., La Transition d’Haïti vers la démocratie, Port-au-Prince, 1997.
Etienne, Sauveur-Pierre, Haïti : misère de la démocratie, Paris, L’Harmattan, 1999.
Hurbon, Laënnec, Pour une sociologie d’Haïti au XXI° siècle, la démocratie introuvable, Paris, Karthala, 2001.
Jalabert, Laurent, Haïti, l’impossible transition démocratique, Cahiers d’histoire immédiate, Toulouse, N°25, printemps 2005.
Jalabert, Laurent, Haïti, guerre civile et implications internationales, in Domergue, Danièle (dir.), Des conflits en mutation, Bruxelles, Complexe, 2003.
Jean, Jean-Claude et alii, Transition politique en Haïti, radiographie du pouvoir Lavalas, Paris, L’Harmattan, 1999.
Moïse, Claude, La croix et la bannière, la difficile normalisation démocratique en Haïti, Montréal, Montréal, CIDHICA, 2002
Moïse, Claude, Repenser Haïti, grandeur et misère d’un mouvement démocratique, Montréal, CODIHCA, 1992.
Naud, Pierre-Louis, La réforme du droit et de la justice en Haïti (1994-2002), Thèse de Droit, Université de Bordeaux II, 2002.
René, Jean-Alix, La séduction populiste : essai sur la crise systémique haïtienne, et le phénomène Aristide, Port-au-Prince, 2003.
Wargny, Christophe, Haïti n’existe pas, Paris, Autrement, 2004.
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