L’œuvre de Jacques Stephen Alexis s’inscrit dans un cadre historique littéraire et culturel, en Haïti, qui se situe entre le courant réaliste social de la période 1898-1912 et l’année 1961, année de la mort tragique du romancier. 1961 est considéré par Jean Jonassaint (Des Romans de tradition haïtienne) comme une « année charnière » car c’est « le début de la répression aveugle duvaliériste qui entraîne l’exode massif des Haïtiens »[1] et qui marque une évolution dans les formes et les thèmes romanesques. Entre les deux périodes susmentionnées, le traumatisme de recolonisation de l’Occupation américaine (1915-1934) et l’anthropologie militante du Mouvement Indigéniste (années 1930-1950) nourri de l’apport culturel d’Ainsi parla l’Oncle (1928) de Jean Price-Mars, ont conduit à une réévaluation valorisante de la culture haïtienne. L’époque se caractérisait également par des pensées de la positivité : la défense des couches populaires (notamment dans le roman paysan), la diffusion d’idées marxistes (chez Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, René Dépestre, entre autres) et le déploiement d’une esthétique de la célébration de l’espace haïtien, évidente dans le Réalisme merveilleux. Pour Maximilien Laroche on était passé d’un certain courant antiraciste[2] de la fin du XIX ème siècle haïtien à un inventaire et à une promotion de la culture nationale, autrement dit « de la défense à l’illustration ». [3]
Le bruissement de la langue haïtienne
L’illustration en question se manifeste avec une prégnance particulière dans l’œuvre de Jacques Alexis. Les marques d’haïtianisation du texte alexien sont visibles dans tout l’espace littéraire de l’œuvre : le péritexte (titre, préfaces, prologues, notes), la langue, l’espace, le champ référentiel, les personnages. Les références fréquentes à la culture haïtienne confèrent à l’écriture d’Alexis un bruissement culturel permanent. Dans les expressions « une case de monde fou » (Compère Général Soleil) littéralement, « une maison de fou », on entend la résonance du créole « oun kay moun fou ». « Quelle justice peut exister pour des nègres des feuillages comme nous ? » demande le grand-prêtre Bois-d’Orme dans Les Arbres musiciens[4]. Derrière l’expression « nègres de feuillages », on entend le créole haïtien « nèg fey (cul terreux, pauvre bougre). Quand le Vieux Vent Caraïbe (Romancero aux étoiles) admet son côté fureteur (« Fouille-au-pot comme je suis… »[5]), on perçoit l’écho du mot haïtien fouyapòt. Dans Compère Général Soleil (1955), Compère évoque clairement le personnage de conte et la sociabilité populaire. L’allusion est moins patente dans le titre L’Espace d’un cillement (1959), traduction de l’expression haïtienne avan ou bat je w, expression reprise deux fois dans Les Arbres musiciens (1957)[6], puis mentionnée en espagnol dans Romancero aux étoiles (l’espace « de un abrir y cerrar de ojos »[7]), pour marquer cette fois un ancrage caribéen. Les prologues de Compère Général Soleil et de Romancero aux étoiles constituent une véritable synthèse d’éléments anthropologiques, linguistiques et esthétiques d’un univers populaire haïtien. Il faut y ajouter un souci pédagogique constant de traduction des termes de langue haïtienne, dans toute l’œuvre du romancier. Les traductions peuvent précéder les termes en langue haïtienne : « La vieille masure qui menaçait de s’accroupir, qui voulait « chita » dans le marécage. »[8] Le procédé peut s’inverser, comme dans le conte « Romance du Petit Viseur » (Romancero) où le mot « halefort » (ralfò) précède sa traduction : havresac. Les mots traduits font aussi partie du dispositif de sémantisation du texte. Ainsi une « chouette-frisée » (frize en créole) ricane sinistrement à la première sortie nocturne d’Hilarion dans Compère Général Soleil. Cet oiseau de mauvais augure en Haïti réapparaît à la fin du roman et provoque le malheur final, juste avant qu’Hilarion traverse la frontière haïtienne. [9]
Le guidage du lecteur
L’auteur procède également par rentabilisation du contexte, en insérant les mots dans une phrase où le mot haïtien éclaire le mot français, ou vice-versa : une dégelée de gifles et de « calottes » (Les Arbres musiciens) ; Bouqui est un gros balourd, « mazette », malchanceux, couillon (Romancero). Le mot haïtien « calottes », kalòt (taloches), mis en évidence par les guillemets, devient plus compréhensible à côté de gifles ; il en est de même pour mazette (mazèt), maladroit, placé à côté de balourd. D’une manière générale un important appareil de notes à fonction pédagogique accompagne le texte alexien, de manière à permettre au lecteur non créolophone d’appréhender le mot avec plus de vraisemblance dans son environnement culturel : clairin (rhum blanc), grillot (grillade de porc), tcha-tcha (maracas), pipirite (passereau chanteur très matinal), etc. Les notes servent également à éviter la confusion : habitant (paysan), grand don (grand propriétaire), jeunesses (prostituées). Le romancier inclut aussi dans le champ référentiel des noms de personnages très présents dans la tradition orale populaire : Charles Oscar (figure de militaire brutal), Antoine Langommier (célèbre voyant), Louis-Jean Beaugé (homme intrépide et bagarreur), équivalent du major guadeloupéen et martiniquais. Le texte est parsemé de proverbes qui renforcent la densité du récit tout en révélant des aspects d’une vision haïtienne du monde. Citons par exemple dans Compère, « Quand le malfini (rapace) ne trouve pas de poule, il prend de la paille » (lè malfini pa jwenn poul, li pran pay), « Haïssez le chien mais dites que ses dents sont blanches » (rayi chen, di dan l blan) ; dans Les Arbres musiciens, « Le fer coupe le fer » (fè koupe fè), « Seul le couteau connaît le cœur de l’igname » (se kouto sèl ki konn sa k nan kè yanm). Cependant cette abondance de référents haïtiens dans les romans de Jacques Alexis ne vise ni à une exhibition de couleur locale folklorisante ni à un enfermement culturel « natif natal ». Bien au contraire, la mise en lumière du monde haïtien s’accompagne d’une mise en contact avec d’autres univers culturels, en particulier un espace hispano-caribéen et un imaginaire européen médiéval et baroque. Cette ouverture euro-caribéenne se fonde sur une valeur organisatrice de l’éthique de Jacques Alexis, celle de la fraternité très présente dans son œuvre de fiction et dans son célèbre discours de 1957, intitulé « La belle amour humaine ».[10]
Eloge et fraternité
La représentation de l’univers haïtien chez J. S. Alexis mélange pêle-mêle l’attachement ombilical à la terre de « Quisqueya la belle » et une admiration-compassion pour les couches populaires marginalisées par les élites mais porteuses d’une culture prodigieuse. Dans Compère Général Soleil, c’est avec des accents dignes de Virgile, d’Hugo, de Pablo Neruda et d’Alejo Carpentier qu’Alexis décrit le fleuve Artibonite : « les grands malfinis, ces condors à l’œil luciférien qui gîtent à côté de la foudre, dans les contreforts géants du Massif Central, seuls s’abreuvent aux secrètes racines par lesquelles il puise sa puissance de cristal. »[11] Ce fleuve national est témoin de la genèse de la nation haïtienne dans l’enfer agricole de l’esclavage domingois mais il est aussi un père nourricier : « Il est père du café. C’est lui qui donne le riz. C’est lui qui rend gras le bétail. Il fait les fruits non pareils. Si la canne est juteuse, le clairin nouveau savoureux, notre rhum sans rival, c’est au fleuve qu’ils le doivent. »[12] D’ailleurs l’Artibonite est le cousin du Vieux Vent Caraïbe, figure mythique magistrale de l’oralité dans Romancero aux étoiles. L’oralité de l’oraliture alimente en permanence le débit de l’écriture alexienne. Le narrateur du Romancero s’identifie aux grandes figures d’une tradition orale prestigieuse, celle des sambas (poètes amérindiens), simidors (interprète de contes chantés) des composes (conteurs) du griot africain et du « tireur de contes » populaire. On notera le choix du terme romancero qui se réfère à une tradition littéraire ibérique ainsi que les titres des histoires racontées dans Romancero aux étoiles : « Dit de Bouqui et Malice », « Dit d’Anne aux Longs Cils », Fable de Tatez’o-Flando », « Chronique d’un faux-Amour » « Romance du Petit Viseur, Chantefable ». Tous ces genres de la littérature médiévale européenne renvoient à des compositions mêlant la dimension narrative à prétention véridique et l’intention poétique, à mi-chemin entre la chronique et le récit d’émerveillement. Cette inspiration européenne populaire et aristocratique, n’est pas limitée à un cadre référentiel. Elle est visible dans le lexique (aiguail bréhaigne, céladon, donzelle, froidure, guigne, maritorne, ménétrier remembrance, toton,) et dans certaines constructions de phrase archaïsantes, comme dans la description de Malice dans Romancero : « Je n’ai oncques connu petit compain plus futé, plus malin, plus malandrin, ni plus scélérat !... »[13] Cet effet archaïsant a au moins quatre significations : montrer le dialogue de cultures dans la liberté créatrice de la littérature, tirer parti de certains mots à cheval sur deux temporalités, autrement dit des mots désuets en français mais bien vivants en haïtien (capon, cambuse, galetas), combiner des imaginaire différents, conformément à l’esthétique baroque, et ennoblir l’univers populaire haïtien par l’emploi d’un lexique européen suranné. Pour illustrer ce dernier cas, citons deux exemples tirés respectivement de Compère Général Soleil (« Il eut d’un coup la remembrance de la nuit tragique »)[14] et des Arbres musiciens ([…] les jeunes donzelles rieuses qui rentrant du marché se bousculent à qui mieux mieux)[15]
L’haïtianisation de l’écriture chez Jacques Stephen Alexis révèle donc un propos de désaliénation. Il s’agit d’aller à la rencontre d’un univers culturel national et populaire longtemps sous-estimé et d’en montrer les richesses sur le plan ethnologique, mythologique, social et linguistique. L’investissement de cet univers s’effectue suivant une double intention, celle de l’appropriation créatrice mais aussi du partage humaniste, en ignorant « le colorisme pseudo révolutionnaire » et les « théories pararacistes » (Les Arbres musiciens p. 155). La démarche de l’écrivain est animée d’une énergie vitaliste, empreinte de positivité militante. C’était avant l’instauration de la dictature duvaliériste.
Rafael Lucas, Université de Bordeaux-3.
[1] Jean Jonassaint, Des Romans de tradition haïtienne. Sur un récit tragique, Paris, Montréal, CIDIHCA, 2001, Paris, l’Harmattan, 2002, p. 90
[2] M. Laroche se réfère à des œuvres précises : Louis –Joseph Janvier, Haïti et ses visiteurs (1883), Anténor Firmin, De l’Egalité des races humaines (1885), Hannibal Price, De la Réhabilitation de la race noire par la république d’Haïti (1893).
[3] Maximilien Laroche, La Littérature haïtienne : identité – langue – réalité, Ottawa, Leméac, 1981, p. 28.
[4] J. S. Alexis, Les Arbres musiciens, op. cit. p. 194
[5] Op. cit. p. 9
[6] J. S. Alexis, Les Arbres musiciens, Paris, Gallimard, 1957, pp. 183 et 225. Cette expression est aussi mentionnée par Jean Jonassaint dans Des Romans de tradition haïtienne, op. cit. p. 73.
[7] J. S. Alexis, Romancero aux étoiles, Paris, Gallimard, 1960, p. 114.
[8] Compère, op. cit. p. 9
[9] Les deux apparitions de l’oiseau de malheur figurent aux pages 7 et 342 de Compère, op. cit.
[10] Jacques S. Alexis, La belle amour humaine [1957], Revue Europe, Paris, n° 501, janvier 1971, p. 20-27.
[11] Compère, op. cit. p. 165
[12] Ibid. p. 167
[13] Romancero, op. cit., p. 17
[14] Compère op. cit. p. 43
[15] Les Arbres musiciens, op. cit. p.
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