Haïti a cette manie de se faire
ridiculiser aux yeux du monde entier. Elle cultive avec soin cette image peu
enviable de pays Tête en bas ou singulier petit pays comme a eu à le désigner
un des théoriciens au XIXe siècle, au sens où ce qui est normal à
l’étranger devient un phénomène extraordinaire, inaccessible, hors de portée de
l’intelligence des politiciens haïtiens.
Les élections de 2017 viennent nous rappeler que le vote des
électeurs n’y a pas toujours compté et les élections n’ont pas souvent la vertu
de départager les acteurs et décider qui doit gouverner. Dans tout pays le
moindrement organisé, en régime parlementaire ou semi parlementaire, les
élections législatives donnent souvent lieu à une reconfiguration du paysage politique
et le parti vainqueur, à défaut d’avoir pu obtenir la majorité des sièges, se
voit chargé par le président de la République de chercher auprès de ses alliés
cette majorité qui lui permettra de former le gouvernement.
En Haïti le tableau est tout autre.
Un parti peut avoir gagné les législatives (le PHTK et alliés en l’occurrence)
et ne peut pas former le gouvernement; il se trouve même relégué au troisième
ou quatrième rang dans l’ordre des consultations pour le choix et la nomination
du Premier ministre. Tout se passe entre les présidents des deux Chambres, les
leaders incontestés d’un pouvoir qu’offre une sorte d’unanimisme fragile
fabriqué de toutes pièces au Sénat ou à la Chambre des députés; alors que les
présidents n’ont pas d’autre qualité que d’en assurer le bon fonctionnement en
tenant compte des sensibilités des partis qui composent leur Chambre respective.
Les partis représentés au Parlement qui devraient être les
premiers consultés sont carrément ignorés et ce sont les présidents des deux Chambres,
les personnages les plus puissants de la République pour l’heure, qui négocient
et prennent des décisions à leur place. C’est ainsi que l’on voit les
dirigeants d’un petit parti régional, qui ne dispose pourtant que de 2
sénateurs, entre 3 ou 4 députés, prendre le contrôle politique du pays. Sans
vouloir minimiser le flair politique du sénateur Youri Latortue, qui est sans
aucun doute promis à un destin national, nous pouvons, vu la faible représentation
de son parti au Parlement, questionner la mainmise totale de ce groupement
politique, dont l’implantation dépasse à peine les limites du département de
l’Artibonite.
En France, un parti qui ne parvient
pas à faire élire au moins 10 députés n’accède pas au statut de Groupe
parlementaire; une situation qui s’accompagne de certains privilèges, entre
autres la présidence de certaines commissions ou obtenir le temps de parole déterminé
par le nombre de ses élus. Envisager un petit parti prendre les rênes de l’Assemblée
nationale (la Chambre des députés) ou le Sénat, relèverait du rêve le plus chimérique.
L’exclusion des partis représentés au
Parlement dans le choix et la désignation du Premier ministre, doublée du peu
de cas que leur réservent les médias de Port-au-Prince qui s’abstiennent de
citer jusqu’à leurs noms, et se retiennent, comme une consigne, d’y faire
aucune allusion de peur de ne pas contrarier le plan des faiseurs de roi, fait
la preuve de l’échec des Haïtiens à instaurer un régime de partis en Haïti,
trente ans après la chute de la dictature. Des forces hostiles à toute velléité
d’institutionnalisation du système politique n’ont pas ménagé leurs ardeurs
pour affaiblir les partis, les ignorer ou les réduire à la portion la plus
congrue, pour ne pas dire caricaturale, au profit d’un assemblage d’individus,
élus sous la bannière de partis très éloignés l’un de l’autre sur le spectre
politique. Sitôt élues, ces braves personnes se sont empressées d’abandonner
leurs partis respectifs et succombent aux sirènes des forces fabricantes de
blocs. Ces pirouettes d’appareil n’ont pour seul but que de se fabriquer une
majorité qu’ils n’ont pu obtenir aux urnes, en vue de tordre le bras au président
de la République et lui imposer, contre toute morale, un Premier ministre. Le Parlement
est ainsi transformé en marché aux puces, où le premier parlementaire qui s’y
présente, vend au plus offrant son âme et sa conscience, piétinant ses
principes (s’il en avait eus) et rejetant la vision du parti (s’il y avait cru)
sous la bannière duquel il a mené campagne et gagné les élections.
L’APH, dans le cas qui nous occupe,
dirigé par le jeune député de Delmas, Gary Bodeau, n’est pas un parti politique
qui a gagné les élections sur la base de ses propositions, de son projet,
clairement expliqué, les promesses détaillées, chiffrées et la source de
financement identifiée. Donc il n’a pas obtenu du peuple le mandat et la
légitimité politique pour former le gouvernement et diriger les affaires de la
République. Toute tentative de sa part de se fabriquer la sacrosainte majorité
en dehors des élections et sur la base de manœuvres politiciennes en Chambre
n’est autre que du déni de la démocratie et un détournement du vote populaire.
Et si L’APH était un parti politique, avec ses 64 députés, il allait de soi
qu’il pourrait aisément imposer le Premier ministre de son choix au président
de la République et former seul son gouvernement. Personne n’en aurait eu rien
à redire.
L’opposition à Jovenel Moïse mise sur le député
Bodeau et son bloc pour bloquer la nomination du Premier ministre et infliger
un premier revers politique au président. Ce bloc fort, omnipotent, souverain
que l’on voudrait hostile à l’Exécutif, comme c’est répandu à dessein dans les
médias, n’est pas un pouvoir en soi; le Parlement ne fonctionne que dans sa
majorité. Le parti ou l’alliance établie durant la campagne électorale qui
détient la majorité, en prend automatiquement le contrôle et décide du
calendrier législatif. Ironie du hasard, l’APH comprend, paradoxalement, des
élus du PHTK et du KID, deux partis qui ont mené campagne aux côtés de Jovenel Moïse et qui sont manifestement les vainqueurs des
dernières législatives. Peut-être que ces partis ont perdu le contrôle de leurs
élus sur lesquels ils n’ont aucune prise. Hélas, nous sommes en Haïti où
l’invraisemblable est souvent vrai.
Nous osons croire que ces partis qui
sont arrivés en tête aux dernières élections, décideront s’ils souhaitent entrer
dans un gouvernement dont ils connaissent la vision pour avoir endossé le
programme électoral du candidat vainqueur de la présidentielle ou rester dans
l’opposition. Car la démocratie c’est aussi la liberté de ne pas soutenir un
gouvernement avec qui on est en désaccord tant sur le plan de la vision du
développement, de la protection des intérêts d’Haïti que des moyens qui seront
mis en œuvre durant le quinquennat. De plus les partis se doivent de défendre
la Constitution de 1987 qui consacre le multipartisme et qui fait d’eux le
moteur de la vie politique en Haïti. Sur ce point nous nous permettons de
convoquer l’OPL, la Fusion, la KID, Fanmi Lavalas, le PHTK et les autres sur le
combat à mener pour l’instauration d’un système de partis, lequel devra
contribuer à assurer au pays une certaine stabilité politique et mettre une
fois pour toutes fin à ce que Sauveur Pierre ÉTIENNE appelle le régime des
mandarins ou des barons qui font et défont la politique à Port-au-Prince.
Montréal, le 2 mars 2017