Une actualité déconcertante et inquiétante pour l’état de droit
J’ai été sollicitée pour m’exprimer sur l’actualité constitutionnelle du pays à un moment de dérive, d’atermoiements et d’incertitudes dans lequel ce qui est en jeu est la préservation de la Constitution de 1987, non dans sa pureté originelle, mais dans son rôle vigilant, et surtout le respect de cette base essentielle de la construction de l’état de droit qui ne souffre pas de compromissions au nom de la raison d’état qui est son contraire.
Je l’ai fait en créole sur des stations de radio, mais il me paraît utile et opportun de produire mes analyses et d’exprimer mes préoccupations par écrit. Le langage parlé touche le plus grand nombre, mais l’expression écrite demeure comme témoignage d’une position et d’un engagement.
Pour la première fois depuis son adoption, la Constitution de 1987 est en train de subir une procédure d’amendement, initiée conformément à son Article 282 lors de la dernière session de la 48ème Législature, in extremis, le 14 septembre 2009 avant minuit. Un texte a été adopté qui sera publié dans Le Moniteur le 6 octobre. La 49ème Législature installée avec un retard considérable, mais dans les temps, a statué sur le texte le 9 mai avant minuit et l’a envoyé au Président de la République afin qu’il soit promulgué et publié, ce qui a été fait le 13 mai.
A partir de là, l’actualité s’emballe et la procédure est ballottée dans un bateau ivre où se sont multipliés de véritables "sauve qui peut". On a entendu plusieurs témoignages de parlementaires révélant, avec force détail et animés par une conviction pas toujours concordante, que le texte publié le 13 mai n’est pas celui qu’ils ont voté en Assemblée Nationale. Celui-ci souligne l’absence de sa signature réglementaire, celui-là attire l’attention sur des articles manquants, d’autres révèlent des prescriptions tronquées dans leur substance. Tout un cahier de charges verbales qui a troublé la conscience citoyenne mais aussi déclenché des dérives analytiques et des propositions de solution ahurissantes, quoique parfois sincères dans la volonté d’aider dans la recherche d’une solution, mais qui s’écartent des exigences du Droit, surtout s’agissant d’un texte fondamental comme la Loi-mère du pays qui réclame un minimum de respect. Le respect de la Constitution c’est ce qui me porte à livrer quelques réflexions même si, comme je l’ai maintes fois souligné, la Charte de 1987 présente de nombreuses lacunes qu’il est toutefois possible de combler mais en respectant les règles de procédure. Je rappelle aussi que ma proposition fondamentale va dans le sens de la préparation d’une nouvelle Constitution, mais lorsque le contexte national sera politiquement approprié. Mais j’ai toujours affirmé que je n’avais aucune aversion méthodologique envers la procédure d’amendement s’appliquant à 10, 20 ou, comme c’est le cas présentement, 128 Articles, à condition qu’on observe les principes et le chronogramme idoines.
J’ai travaillé avec 4 textes à partir de la Constitution de 1987 qui sert de référence :
· Les propositions d’amendement soumises par l’Exécutif, un document en trois colonnes, le premier rapportant la disposition constitutionnelle, le second le changement souhaité et le dernier la justification de la modification estimée souhaitable.
· Le texte voté séparément par la Chambre des Députés et le Sénat le 14 septembre 2009 avant minuit.
· La Déclaration correspondante publiée dans Le Moniteur le 6 octobre 2009.
· La Loi constitutionnelle parue dans Le Moniteur le 13 mai 2011 avec la formule sacramentelle de la promulgation par le Président de la République.
S’agissant de ce dernier texte que j’analyserai plus tard, si l’opportunité se présente, je voudrais faire trois observations rapides.
La première concerne l’appellation d’Assemblée Constituante que l’Assemblée Nationale se serait accordée. En l’occurrence, il s’agit d’une Assemblée Nationale Constituante, car le titre précédent se justifie s’il s’agit de fabriquer une nouvelle Constitution et, le plus souvent, en dehors de l’enceinte parlementaire. Lorsqu’elle est dotée de pouvoirs constituants soit pour rédiger un nouveau texte, soit pour amender une charte en vigueur, le titre requis précisément par la fonction est bien Assemblée Nationale Constituante. Rappelons que dans notre histoire, 11 de nos Constitution, dont celle de 1987, ont été fabriquées par des Assemblées Constituantes, et 8 d’entre elles par des Assemblées Nationales Constituantes. Le produit fini dans un cas comme dans l’autre, détient la même valeur juridique. Ce n’est pas un détail car l’identification correcte de l’organe émetteur qualifie l’objet de l’intervention.
La seconde se rapporte à la dernière phrase "Le présent amendement après publication au Journal Officiel Le Moniteur entre en vigueur à l’installation du futur Président de la République le 14 mai 2011".
Or, l’Article 284 de la Constitution précise "L’amendement obtenu ne peut entrer en vigueur qu’après l’installation du prochain président élu".
La grammaire juridique est aussi de la grammaire et il se dégage une différence entre les deux conjonctions de temps qui ne sont pas interchangeables, car la première induit une immédiateté temporelle et même une coïncidence, tandis que la seconde établit un décalage qui va dans le sens voulu par la Constitution.
La troisième est plus importante et saute aux yeux dès la première page du texte publié dans Le Moniteur du 13 mai 2011. Elle concerne le label de Loi constitutionnelle octroyé au texte et qui suscite quatre commentaires critiques :
· La 49ème Législature a reçu de la précédente non un projet de loi mais une Déclaration telle que publiée dans Le Moniteur du 6 octobre 2009.
· La Constitution de 1987 ne requiert pas d’adopter des amendements sous forme de loi.
· L’Assemblée Nationale n’a pas dans ses attributions d’adopter des Lois. Il est inscrit qu’elle peut prendre un décret pour ratifier les Traités et Conventions (Article 276-1), mais la Constitution ne lui reconnaît pas une prérogative législative stricto sensu.
· Il existe toute une procédure d’adoption des lois à partir d’une compétence générique reconnue au Parlement dont il est dit qu’il fait des lois sur tous les objets d’intérêt public (Article 111). Mais plusieurs dispositions établissent l’itinéraire des lois, entre l’initiative, la navette d’abord bilatérale entre la Chambre et le Sénat qui doivent voter un texte dans les mêmes termes, puis triangulaire par l’obligation de solliciter et d’attendre les objections possibles du Président de la République lequel, en fin de parcours, promulgue la loi et l’envoie au Journal Officiel pour la rendre exécutoire. Il est donc impropre de parler de Loi constitutionnelle alors que cette procédure n’était pas de mise, ne se justifie pas et n’a pas été enclenchée. Et il convient de souligner que le Président de la République, en promulguant le texte envoyé au Moniteur, lui aussi, l’identifie comme telle, reprenant et confirmant ainsi l’anachronisme juridique.
A partir de ces documents de base, on peut reconstruire l’itinéraire de la pièce qui devait comporter et authentifier l’amendement. Mais plusieurs zones d’ombre demeurent, la principale étant le document transmis par le Président du Sénat et de l’Assemblée Nationale au Président Préval aux fins de promulgation. C’est le maillon manquant de la chaine et une pièce essentielle, la seule qui permettrait une minutieuse comparaison avec le texte du 13 mai pour repérer les erreurs, altérations de fond, en clair une manipulation. En son absence, il est logiquement et juridiquement impossible, en tout cas pas convaincant de révéler les points de différence ce qui permettrait de confirmer à coup sûr qu’il y a eu manipulation, dans quel sens et, peut-être, au profit de qui. Quelque crédibilité que l’on accorde à la parole de Députés et de Sénateurs qui crient au scandale, dont les propos sont largement repris par la presse parlée et écrite, elle ne constitue pas une preuve, même si elle oriente vers des probabilités surtout psychologiques. Ces propos vibrants de sincérité de parlementaires faisant appel à leur mémoire et non à leurs notes écrites ne sauraient fonder des arguments prouvant l’illégalité de la procédure et la caducité du texte publié le 13 mai.
Il revenait au Président de l’Assemblée Nationale, dès l’éclatement de la controverse, d’y mettre fin en publiant le document voté par l’Assemblée Nationale et transmis au Président de la République. Après tout, il parait logique de croire qu’il en a conservé une copie, sinon ce serait mettre en cause le sérieux avec lequel les choses ont été menées. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de fabriquer un rectificatif après coup, en corrigeant un texte publié car on pourrait douter de l’authenticité d’une initiative qui s’apparenterait plutôt à un rattrapage peu convaincant.
Incontestablement, il y a trois lieux possibles où l’intervention manipulatrice a pu être exécutée. Le premier est le milieu de l’Assemblée Nationale, mais est-ce le Président ou les membres du Bureau tout entier qui auraient agi dans la précipitation des dernières heures de la procédure ? Comment expliquer la disparition des Procès verbaux de la séance à partir desquels on pourrait retracer le fil des événements, et qui en avait la garde ? Sommes-nous en présence d’un cas de désinvolture administrative ou faut-il soupçonner un geste délibéré? Restent les cassettes d’enregistrement télévisé de cette importante séance qui ne sauraient constituer des preuves intangibles, mais permettraient de révéler qui a dit quoi, quand et quel fut le résultat du vote article par article et à quel moment. On est en droit de se demander si ces documents ne se sont pas, eux aussi, volatilisés et sur ordre de qui.
Le second est la Présidence de la République : faut-il incriminer le Président René Préval, le Premier Ministre Jean Max Bellerive, les Ministres ou tous ensemble réunis et consentants pour mener à bien cette grave intervention ? Ils ont signé le texte envoyé par le Président de l’Assemblée Nationale et cautionné l’envoi au Moniteur. Ont-ils pris la peine de lire ce à quoi ils apposaient leur signature lui accordant ainsi un label d’authenticité et de légitimité, ou ont-ils, en la circonstance, fait confiance au Président qui, en signant le document, a dissipé les interrogations possibles ?
Reste un troisième espace, les Presses Nationales elles-mêmes pour fonder une possibilité technique à défaut d’un intérêt politique. La publication au Moniteur est soumise à des instructions reçues du Bureau du Premier Ministre ou du Ministère du Commerce. Sans en écarter l’hypothèse, une collusion avec des centres extérieurs pour effectuer les changements serait audacieuse et aussi dangereuse, car le Journal Officiel, en principe, ferme l’itinéraire d’un texte. Dans notre histoire, il est arrivé qu’un texte publié soit rappelé afin de corriger une erreur de transcription. On lit dans Le Moniteur le compte rendu de ces cas, rares au demeurant, où des parlementaires demandaient et obtenaient des rectifications au sujet de leurs déclarations mal rapportées ou qu’ils estimaient telles. Mais il s’agissait d’erreurs mineures et, à ces époques-là, le Parlement avait directement accès au Journal Officiel. En la circonstance, un tel rappel devrait être effectué par l’entité qui aura eu l’initiative du premier envoi, c’est-à-dire le Président Préval qui n’est plus en fonction. Et il n’est pas sans intérêt de souligner qu’un texte publié au Moniteur jouit du bénéfice de la présomption de légalité en ce sens que sa parution représente la dernière étape du chronogramme; mais une judicieuse controverse relativise ce caractère impératif car il suffirait d’inclure n’importe quel document dans le Journal Officiel pour lui attribuer une nécessité juridique. Ce qui demeure valide à cet égard, ce n’est pas la publication en elle-même mais le respect d’une procédure qui inclut la responsabilité de l’entité qui achemine les textes. Jusqu’à nouvel ordre, aucune rectification n’est venue de l’Exécutif quant à l’authenticité du document. On peut ainsi avancer l’hypothèse que, de son point de vue, celui publié le 13 mai est bien la pièce qui a été acheminée, ce qui affranchit les Presses Nationales de toute responsabilité.
Ce n’est pas la police civile qui pourrait directement sanctionner ces manquements; elle pourrait seulement initier une enquête pour déterminer les responsabilités, mais elle devrait être requise de le faire et par qui ? Il ne faut pas oublier que les parlementaires jouissent de l’immunité juridictionnelle, sauf en cas de flagrant délit. Et il en est de même des membres du Pouvoir Exécutif. Mais comment, en l’occurrence, dans ces conditions de précipitation, établir la flagrance ? Ce cas relèverait plutôt de la Haute Cour de Justice car il s’agit bien d’une forfaiture qui resterait d’ailleurs à prouver; mais, faut-il le rappeler, le Président sortant n’est plus justiciable une fois qu’il a quitté le pouvoir et il serait hautement improbable d’obtenir le vote de 66 députés pour le mettre en accusation devant le Sénat érigé en Haute Cour de Justice. Les Ministres sont responsables des décisions du Chef de l’Etat, mais il faudrait identifier lequel d’entre eux aurait pris la lourde responsabilité de cette altération. Les parlementaires sont les seuls détenteurs du pouvoir d’état qui ne sont pas passibles de cette institution (Article 186), ce qui est une anomalie. Dans notre histoire, il n’en a pas toujours été ainsi. La faculté de juger les responsables politiques est inscrite dans toutes nos Constitutions depuis 1806, et trois d’entre elles (1846, 1849, 1874) incluaient les parlementaires comme coupables possibles de forfaiture et de malversations. En les exemptant de toute poursuite devant la Haute Cour de Justice, la Constitution de 1987 n’anticipe pas qu’ils puissent errer dans l’accomplissement de leurs fonctions et leur accorde, avec l’inviolabilité et l’immunité, une totale impunité prospective.
Il est pénible d’anticiper que, malheureusement, comme cela se produit trop souvent, on va assister à une vaste opération de "kase fèy kouvri sa" et, par lassitude et une inertie collective consentie, le souci de préserver les acquis de la révision particulièrement en ce qui concerne la création du Conseil Constitutionnel dont l’intervention serait fort judicieuse en l’occurrence, les dispositions relatives à la nationalité si ardemment attendues de la part de nos compatriotes de l’extérieur, encore que certaines d’entre elles pourraient ne pas combler leurs espérances, on s’achemine vers un "kole piese" par lequel, contrairement à toutes les normes, on sortira prestement d’un chapeau une pièce rafistolée que l’on présentera comme étant l’authentique votée le 9 mai, alors qu’il a déjà été révélé qu’elle a disparu. Pour comble, il se murmure qu’elle sera promulguée par le nouveau Président qui l’enverra au Moniteur …….comportant la même date et revêtue des signatures apposées par l’équipe sortante ! Cet accroc, s’il se réalise au nom de la raison d’état, marquera un nouveau recul dans la construction de l’état de droit.
Je l’écris avec amertume et sans illusion, mais avec une inaltérable conviction en faveur du respect des normes : la seule solution acceptable capable d’assainir les bases juridiques de fonctionnement de l’Etat est de reconnaître, courageusement, l’échec de la procédure d’amendement et de reporter celle-ci à la fin de la 49ème Législature, en prenant soin de respecter toutes les étapes requises. Ou alors créer les conditions pour organiser une Assemblée Constituante afin de préparer une nouvelle Constitution.